La trilogie ASPHALT JUNGLE

Théâtre du RICTUS
 

 

Sylvain Levey et Le Théâtre du Rictus
un compagnonnage artistique autour d’un projet en trois volets

 


 
La collaboration du Théâtre du Rictus avec Sylvain Levey est engagée depuis 2008. C’est donc un processus de création et de compagnonnage en chantier.
 
Cela signifie une réelle confiance réciproque entre l’auteur et le metteur en scène et une grande complicité sur la manière de conduire cet attelage au cours du processus de travail. Cette rencontre entre Sylvain Levey et Laurent Maindon a initié un projet artistique en plusieurs étapes. Tout d’abord la création nationale de deux textes Juliette, suite et fin trop précoce et Pour rire pour passer le temps regroupés pour le spectacle sous le titre générique Asphalt Jungle. Ces deux pièces étaient publiées aux Editions Théâtrales. La deuxième étape a constitué en la commande et la mise en scène d’un nouveau texte Au pays des (Asphalt Jungle, Saison 2) créé les 4 et 5 février 2011 et publié en septembre 2011 aux Editions Théâtrales.
 
Le compagnonnage entre les deux parties se poursuit par une nouvelle commande d’écriture passée { l’auteur par le metteur en scène qui aboutira { la création du troisième volet de cette trilogie en janvier 2013. La compagnie s’efforcera par ailleurs de diffuser cette trilogie auprès des organisateurs sur une série de 3 représentations à suivre ce qui permettra au public de découvrir l’oeuvre complète et le travail de l’auteur.
 
La trilogie qui s’échafaude a pour ambition de dresser un portrait-robot de la middle class occidentale en la questionnant { travers les questions du pouvoir. Il s’agit de chroniques urbaines du XXIème siècle, vues à travers différentes problématiques. La première partie abordait la question de la violence gratuite à travers le fait divers. La seconde décrit la souffrance au travail et le suicide en entreprise. Le troisième volet de ce triptyque suivra un axe dramaturgique prenant appui autour de la précarité, l’exclusion, la violence de la sélection par l’argent vues tour { tour { travers les positions politiques, les citoyens lambda, les médias…
 
D’un point de vue esthétique et dramaturgique, ce compagnonnage permet { l’équipe artistique d’approfondir un travail qui n’est possible que parce qu’il y a continuité et permanence du collectif de création (même équipe de comédiens, même auteur, mêmes artistes vidéastes, mêmes concepteurs son et lumière, même costumière, même metteur en scène). L’auteur nourrit l’équipe et l’équipe nourrit { son tour l’auteur.
 
Ce compagnonnage reflète la complicité artistique entre le metteur en scène et l’auteur et stimule la créativité de l’un et de l’autre. Une fois d’accord sur les sujets { aborder, sur le matériau dramaturgique, l’auteur part en écriture, seul, sans l’intervention du metteur en scène. Une fois le texte final établi, le metteur en scène part seul avec son équipe de création sans l’auteur.
 
Pourquoi cette étanchéité nécessaire ? Parce qu’elle n’entraîne aucun compromis intellectuel, artistique, esthétique de part et d’autre. Nous communiquons régulièrement, partageons nos doutes, mentionnons des difficultés d’agencement, de travail. Mais la liberté de création de l’un et de l’autre doit rester intacte. C’est ainsi que partant du thème et d’une option dramaturgique de départ, l’auteur se l’approprie et l’emmène plus loin, bousculant, dans le bon sens du terme, l’équipe de création. A son tour, le metteur en scène et son équipe ne peuvent tirer le meilleur du ou des textes qu’en se les appropriant. C’est donc une collaboration du début jusqu’{ la fin sans recherche ou tentation de compromis. Le compagnonnage assure un suivi en profondeur sur la collaboration.
 
Les textes de Levey semblent des météorites tombées d’un ciel tourmenté. Il possède un sens aigu du dialogue, sans posture d’auteur. Et une façon d’interroger les choses les plus graves avec un humour très présent. On ne cache rien, on dit ce qui est { dire mais on n’oublie pas d’en rire. Il y a du Beckett et de l’influence cinématographique dans les soubassements de cette écriture, jamais prise au piège des causalités hâtives.
 


 
Genèse d’une trilogie : notes prises à la hâte au cours des trois années de collaboration (Laurent Maindon)
 


 
 
Avril 2007
Je lis et relis plusieurs fois Pour rire pour passer le temps. Je n’en reviens toujours pas. Je ne sais qui est l’auteur de cette pièce puisqu’elle concourt au prix d’écriture dramatique de Guérande dont je suis membre du jury. Impression de jamais vu au théâtre, la violence sans fioritures, un réalisme coutumier sur l’écran mais pas sur scène. De la réplique cinglante, un thé}tre qui ne se regarde pas écrire, un propos sans mode d’emploi immédiat, qui ne donne pas dans le politiquement correct, qui dénonce sans tomber dans le piège des causalités hâtives. Bref, une bombe, des questions plein la tête.
 
Mai 2007
Une fois la surprise retombée, je réussis à contacter ce Sylvain Levey que je ne connais pas, et à prendre rendez-vous avec lui, métro Tolbiac. Entre temps, je lis toutes ces autres pièces. Même constat : un sens aigu du dialogue, sans posture d’auteur. Et une façon d’interroger les choses les plus graves avec un humour très présent. On ne cache rien, on dit ce qui est à dire mais on n’oublie pas d’en rire. Il y a du Beckett dans les soubassements de cette écriture. Un ami, venu voir Asphalt Jungle me dira plus tard à propos de Pour rire pour passer le temps, j’ai cru voir la vengeance de Pozzo et Lucky.
Je m’attends à voir un grand mec au regard dur et je tombe sur un petit chaleureux, à l’écoute des autres. Je lui expose mon projet qui s’appellera plus tard Asphalt Jungle qui propose de réunir deux textes écrits par Sylvain { un an d’écart. Pourquoi ? Parce qu’ils crachent tous les deux, deux états de violence inéluctables, l’un contre soi et le deuxième contre autrui. Parce que les deux m’ont bouleversé. Sylvain, surpris mais intrigué, me donne carte blanche. On ne se connait que depuis une heure.
 
Juin 2007
Nuit d’insomnie. Juliette me hante. Je la vois déambuler dans les rues d’une ville, parfois adulte, parfois enfant. Certitude immédiate d’en faire un court métrage dont je confierai la réalisation à David Beautru et Dorothée Lorang, jeunes vidéastes en tournage au Japon en ce moment.
Juillet 2007-Mars 2008
Comment traiter cette violence sur scène ? De quelle marge dispose-t-on ?
 
Avril 2008
Lecture de Pour rire pour passer le temps à Saran. Public connaisseur découvrant ce texte. Les gens rient jusqu’{ dix minutes de l’échéance puis se taisent, comprennent l’horreur de ce qui se dessine. Différence entre lecture et représentation. Comment ne pas perdre plus tard sur scène cet humour bien particulier ?
 
Juin 2008
Début des répétitions. Faire une fois de plus confiance aux corps. Pas à une chorégraphie décorative, mais à un langage signifiant des corps. Les corps ne se meuvent pas entre les répliques, ils sont les répliques, ils provoquent les répliques et du coup les répliques les provoquent.
 
Septembre 2008
Première visite de Sylvain en répétition. Fébrilité générale, filage partiel imparfait. Sylvain muet. Non par refus ou dénégation mais par respect de ne pas fragiliser la chrysalide au travail. Dans ses yeux néanmoins de la confiance dans le projet.
 
Octobre 2008
30 mètres d’ouverture, 18 mètres de profondeur, 300 places occupées, énorme énergie sur scène du fait de cet espace surdimensionné, et public captivé malgré les surtitrages. Nous sommes à Novi Sad, en Serbie, dans un pays qui n’en finit plus de panser ses plaies. Au salut, la salle fait une ovation au spectacle. « On l’a vécu quotidiennement cette situation» me dira un spectateur le regard dans le vague.
Je comprends à quel point ce fait divers est un condensé de vies, à quel point il porte en lui un propos qui ne se borne pas { nos frontières. L’idée germe alors quelques heures plus tard de poursuivre l’interrogation du réel à travers le prisme du fait divers.
 
Mars 2009
Après une des représentations d’Asphalt Jungle, j’expose mon idée à Sylvain. Lui confier l’écriture de la suite d’Asphalt. C’est-à-dire, inscrire le contenu du spectacle dans une continuité signifiante de micro-événements, révélateurs de notre condition. Chaque fait divers porte en lui toute la tragédie humaine, parfois toute la comédie humaine. Le fait divers est métonymique.
Poursuivre la série entamée dans le premier volet, la prolonger d’autres situations, feuilletonner le journal de la middle-class occidentale. Asphalt Jungle, Saison 2. Sylvain me regarde avec un sourire entendu. Je sens que ça commence à travailler.
A la question qui revient chez les spectateurs à propos d’Asphalt Jungle : « Pourquoi la juxtaposition de ces deux scènes ? », je réponds : l’arbitraire. L’enchainement des faits (divers) au quotidien arbitre le sens que l’on donne aux événements et donc au sens de la vie. Dans Asphalt Jungle, je ne voulais pas tomber dans « la vie mode d’emploi » alors que Sylvain l’avait évité, il fallait donc replacer le spectateur dans cet arbitraire, sans autre forme de procès. C’est perturbant pour certains mais la question ne se pose plus devant le journal télévisé. Alors le théâtre doit aussi utiliser les codes de son époque.
 
Juillet 2009
Avignon Off. Stimulation de la série (trop rare de nos jours) : Asphalt mûrit au soleil et l’intuition de départ se confirme : plus l’agressivité baisse, plus le propos devient cruel.
Dans la chaleur, des images me traversent. Un homme qui parle, parle, parle encore comme s’il se vidait quotidiennement des mots en trop, accumulés, entendus, perçus tout au long de la journée, devant sa compagne muette, lasse de tant de paroles. Excédée après dix minutes de calvaire, elle lui tire deux balles mortelles. L’homme s’écroule, noir plateau, l’écran s’allume et un générique démarre : Asphalt Jungle, Saison 2, derrière Joe Dassin chante « Voilà les Dalton ». Envie de continuer à questionner aussi, le temps cinématographique et le temps théâtral.
 
Octobre 2009
Traversé par l’horreur grandissante de la souffrance au travail et par la médiatisation récente des cas de suicides en entreprise, j’échange avec Sylvain sur le sujet. Cela pourrait bien être un angle d’attaque pour Saison 2.
Après conversation téléphonique, Sylvain m’avoue travailler en ce moment sur deux textes qui se situent justement dans le monde de l’entreprise. Sentiment partagé par nous deux que le théâtre doit participer avec ses armes au débat public.
 
Février 2010
La commande à l’auteur ! Et si mon coup de coeur sur les textes de Sylvain était contrarié par celui ou ceux qu’il va m’envoyer.
 
Mars 2010
Asphalt Jungle de retour à Ancenis dans le cadre de Quartet. 300 personnes malmenées, perturbées mais heureuses de la maturité que ce spectacle dégage désormais.
 
Avril 2010
Je descends de l’avion sur le tarmac de Pise. Mon téléphone sonne sourdement. Un texto. Sylvain. « Je t’ai envoyé une première mouture de texte. Dis-moi ce que tu en penses, si je suis sur la bonne voie. » J’écoute distrait mes interlocuteurs, ne pense qu’à filer l’hôtel pour lire mes messages en ligne. Une fois seul, j’allume mon ordinateur, me connecte et le doigt fébrile ouvre la pièce jointe. Mon coeur est déchainé. Je lis une première fois rapidement les trente pages, puis sourit, revient et relit rasséréné.
L’action se déroule dans un parc d’attractions, là précisément où les personnages renvoient l’innocence, l’enfance. Une histoire très ébauchée qui donne envie d’en connaître le développement. J’éteins, ravi, et ne trouve le sommeil que très tard.
 
Mai 2010
Dans le cadre de la Foire St Germain à Paris, lecture en avant-première des trois textes destinés au spectacle, Asphalt Jungle, Saison 2. Les textes ne sont pas totalement achevés. En réalité, ils vont beaucoup bouger le mois suivant, grâce à cette lecture. Sylvain et Pierre Banos, son éditeur, sont dans la salle. Un journaliste et quelques professionnels.
Retour très positif des auditeurs présents, grimaces chez Sylvain qui dévoile la satisfaction d’être dans le juste et l’insatisfaction de l’inachevé.
De mon côté, mon cerveau s’affole cherchant toutes les combinaisons dramaturgiques pour le spectacle futur. Dans quel ordre, ces textes ? Qui jouera quoi ? Quelle place la vidéo va-t-elle prendre ?
 
Aout 2010
Début des répétitions d’Au pays des. Travail harassant sur l’apprentissage du texte. Les comédiens souffrent mais s’amusent malgré le propos terrible de cette pièce. Impression déconcertante : on se retrouve en terrain familier avec les mots et on se sent étranger dans sa maison. Surpris et bousculé. C’est le plaisir de travailler avec le même auteur.
 
Février 2011
Dans le hall du théâtre après les premières représentations, discussions animées où l’évocation du contenu est aussi importante que le contenant. Satisfaction de provoquer du débat. A peine le spectacle est présenté, enfin, au public que trotte dans la tête la possible suite du feuilleton… Continuer { questionner ces sujets qui fâchent. Continuer à croire que le théâtre a son mot à dire, continuer à nous adresser à nos contemporains. En ces temps difficiles, comment ne pas parler de l’exclusion, de la précarisation, de la mise l’écart par l’argent…
 
Mars 2013
Plusieurs mois se sont écoulés entre la naissance d’Au pays des et celle de Rhapsodies. Les tournées d’Au pays des nous ont fait vivre des témoignages éloquents sur la souffrance au travail, sur la détresse et sur l’humanité qui résiste autour de nous. De l’humain, trop humain comme écrivait Nietzsche. Les paroles souvent confisquées se délient autour d’un bord de scène ou parfois plus intimement se livrent dans le recoin d’un hall de théâtre, à l’abri des regards jugeant. Parfois des larmes dans les yeux.
Et puis la nécessité de boucler cette trilogie en devenir s’impose au fur et à mesure. Les idées fusent, se télescopent, s’enchevêtrent, s’égarent. Envie tout de même au final de questionner l’omniprésence de l’image que renvoie le petit écran, pollué par cette tendance du moment à réinventer la réalité, à la travestir : scripted reality. La boursouflure du faits divers, hypertrophié jusqu’à l’excès, jusqu’à faire croire que la lucarne serait en mesure de créer la réalité. Monde de dupes, dans lequel la triade manipulateur/manipulé/complice se redessine sous des auspices nouveaux mais analogues à ceux abordés dans les deux précédents volets de la trilogie.
 
Lors des premiers jours de répétition les questions affluent quant au traitement, au ton à choisir pour la suite du travail. Le texte final est arrivé très tard, troublant la perspective mais resserrant la cohésion d’une équipe artistique soudée depuis cinq ans autour des écrits de Sylvain. Après de nombreuses fausses routes, de retours en arrière, de défrichages de chemins broussailleux une géographie scénique se dessine et le brouillard s’estompe peu à peu. Il faudra tout de même attendre le soir de la première pour sentir la pertinence de la complicité partagée dans l’effort et les doutes. Bientôt les trois textes, les trois configurations coexisteront sur scène puisqu’une intégrale est d’ores et déjà programmée l’an prochain. Et puis l’aventure continue indépendamment pour chacune des pièces.
 
On sort grandi d’une aventure comme celle-ci et riche de projets futurs. Le temps d’une excursion dans d’autres écritures et nous reviendrons avec Sylvain, secouer nos académismes et nos certitudes, pour un projet de fresque des dernières décennies.